La Correspondance

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Textes de La Correspondance II

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Lettre 1, artiste à collectionneur
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3 h du matin

Cher ami,

Il fait nuit comme d’habitude, et je prends mon élan pour vous écrire, une forme d’inspiration (des poumons) est nécessaire, car, (et c’est peut être à cause de cette nuit trop chaude) je me sens oppressé – vous devez connaître ça (cette sensation dans la poitrine), de l’air qui remonte et s’arrête quelque part au niveau des côtes, et pas plus loin.
Cela m’ennuie et m’empêche.
Où en étions nous ? Dans votre dernière lettre vous me demandiez où en était l’avancement de la pièce que vous avez entrevue à l’atelier, et me voilà bien en peine de vous répondre. De vous répondre exactement, j’entends.
Car la dite sculpture, si elle a changé depuis votre passage, se tient tout de même dans une sorte de nulle part quelque peu obscur.
Je ne suis pas satisfait du tour que cela prend, et d’autant plus quand je pense que ça n’a rien de contrôlé, et cela est difficile à expliquer: Quelque soit la forme que je souhaite donner aux choses, c’est autre chose qui apparaît et me laisse coi.
Est il possible d’accepter ce qu’on fait, ce qu’on fait sans le vouloir, ce qu’il nous est impossible de ne pas faire, avec tous les efforts du monde ?
Cela m’énerve considérablement (même si ça vous fera sourire, bon)
Je déteste pourtant l’expression consacrée: “C’est plus fort que moi”. Ce n’est pas ça.
C’est autre chose.
C’est ailleurs que moi, c’est en dehors de moi. Et ça mange tout, à chaque fois.

Au fait, où en est votre article, sur cet artiste flamand dont vous me parliez ? J’ai bien essayé de trouver quelques images sur la toile, mais j’ai eu grand mal.

Amitiés.

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Lettre 2, collectionneur à artiste
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Ce matin,

Mon cher,

Je décide de vous écrire à contrepied en quelque sorte, puisqu’il est tôt certes, mais le matin a bel et bien pris la place de la nuit, le café est fumant heureusement, et la radio me crachote quelques nouvelles, ma foi .
Le soleil et un peu de vent entrent dans le bureau et je me sens alors bienheureux, même si c’est très passager – dans quelques heures il fera trop chaud pour vous écrire et mon pauvre cerveau sera trop ramolli pour penser et travailler.
N’en déplaise à ceux, et moi le premier, qui trouvent l’obsession pour la météo ridicule, il n’empêche, tout dépend de la tâche à accomplir au fil des jours.
J’ai lu hier que l’écrivain J.F écrit avec des boules quies et un casque – mais sans doute New york est trop bruyante – Ah j’en reviens, il faudra que nous parlions de New York, même si rien ne presse – mais je me demande si ce monsieur écrit aussi avec toutes portes fermées, un pince nez et dans le noir ?… Ce n’est pas tant que je me moque, je me demande simplement si c’est une solution.
Mais je m’égare et ne vous réponds pas vraiment.
Pour l’artiste flamand ne vous fatiguez pas sur internet, c’est à peine si ce garçon utilise l’ordinateur // Disons que malgré la puissance de son travail celui ci n’ a pas encore été beaucoup montré. Cela va pourtant changer, le musée… lui prépare une exposition.

Mon cher ami, il est sans doute possible d’accepter ce qu’on fait, et comme vous le concluez vous même, impossible de contrôler ce faire qui vous domine et cette façon singulière qu’il a de s’exprimer en vous et à travers vous (pas seulement malgré vous), dans votre travail.

Bien à vous.

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Lettre 3, artiste à collectionneur
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Minuit.

Cher ami,

L’autre jour un type me parlait de l’écriture – l’activité d’écrire – comme de quelque chose de plus douloureux, de plus astreignant et de plus solitaire, plus que quoi me direz vous ? Et bien plus que les autres pratiques artistiques, exception faite peut-être de la peinture ; il me parlait de fait de l’arrêt de cette activité, pour cette raison; j’ai trouvé le discours fumeux, car je me vois là en train de vous écrire (et d’écrire d’autres choses à d’autres moments), et je pense à cet instant heureux, comme parfois, c’est précieux et délicieux, cette joie de vous écrire et d’écrire.
J’écoute le calme qui règne dans l’appartement.
J’écoute, j’entends ces sons indistincts, les bruits de la ville-nuit, mais cela pourrait aussi être un après-midi, et j’écouterais dans le lointain les cris des enfants de l’école qui est près d’ici.
Nous sommes la nuit, je suis le jour, ces bruits sont des crépuscules sacrés et des recommencements, ils passent et repassent au loin ou tout près de moi, comme des boucles sonores, des trains, des vagues, des nappes… et des blancs. Et des silences.
Ecrire, c’est cela aussi. Ou peindre, ou ce que vous voulez. Que ce soit faire une sculpture, composer une musique…ou si c’est de la fameuse solitude qu’il s’agit, parlons-en ! Et comment y échapper de toute façon, et pourquoi pas une conversation, pourquoi pas un orchestre tout entier, pourquoi ce ne serait-ce pas douloureux aussi d’être à deux, d’être à dix ou à cent ?
Pas d’activité plus terrible en soi qu’une autre, l’art reste l’art.
Les raisons d’arrêter ou de continuer se situent ailleurs et n’importe où, quelque part où il est difficile de les définir.
Je pense à ces instants là, simples, j’ai envie d’un café, c’est la même chose que dans votre lettre, avec la radio et le soleil.
Ici il fait nuit, et le temps se promène à côté de moi. On se regarde.
Il se passe d’ailleurs quelque chose de très étonnant à quelques mètres de moi, sur le mur (j’y j’accroche tout un tas de documents liés à mon travail) : La nuit est très dense, mais avec le fameux rayon de lune des poètes. Une petite reproduction d’un portrait de Rembrandt est collée à côté de d’une photo de famille, Proszynski, père de l’oncle artiste dont je vous ai parlé. Sur la photographie, il écrit.
Je n’avais pas fait attention. Les deux vieillards disparaissent dans le bleu. Ce sont eux qui me regardent.

Comme j’aime bien terminer par un début, je vous remercie de tout coeur pour votre lettre.

Amitiés.

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Lettre 4, collectionneur à artiste
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10h, ce lundi,

Cher ami,

J’aime bien votre ville-nuit, et votre rayon de lune, et encore une fois, ici et maintenant c’est un rayon de soleil qui allume la pièce ; toutefois en vous lisant, j’ai presque cru voir comme vous ces ombres sur le mur, ces ancêtres et ces amis qui vous regardent sans doute quand vous êtes au travail. Il est fort amusant – et pas anodin du tout – que la photo de famille se tienne près du tableau de maître. En effet l’artiste n’a t-il pas à voir avec ces deux histoires, celle de ses filiations (artistiques comme familiales, dans la continuité comme dans la rupture) et celle de ses alliances ?…D’où venez-vous, avec qui vous alliez-vous, et pour aller où ? Nous avons déjà tant parlé de cette question, et au sujet de tant d’artistes que nous aimons tous deux. Mais cette image bleue que vous avez fait apparaître pour moi par votre écriture seule, cette image suffit.
De même, vous vous adressez au collectionneur que je suis, car au fond c’est la même chose, cette façon que vous avez vous autres de coller simplement ces images, sur un mur ou dans une lettre, j’aime bien penser que ces reproductions sont aussi précieuses en un sens que la toile elle-même, en tout cas pour celui qui voit et se met au travail (mais sur cela, je ne suis pas sur que tous mes « collègues » seraient d’accords, amateurs de slaloms à cadence capitalistique entre les cimaises blanches des foires de Bâle-Miami-et consorts).
C’est le même jeu depuis l’enfance, au delà du marché de zouaves mais aussi de l’aura des oeuvres uniques ou reproductibles, réelles ou mentales,
…Nous voulons avoir ce que nous ne pouvons atteindre.
Merci, donc.

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Lettre 5, artiste à collectionneur
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Mon cher ami

Je vous réécris après une période un peu silencieuse, cela fait longtemps que je ne me suis pas posé au bureau pour vous répondre.
J’ai été pris par les multiples tâches de ma vie d’artiste et de ma vie, “la vie” tout court. J’ai beaucoup travaillé à l’atelier, et ailleurs; j’ai repris mon activité d’enseignant aux beaux arts, et cela à vrai dire est la chose dont j’ai envie de vous parler aujourd’hui. Car il s’en passe des choses dans une école d’art.
Cela m’amuse de penser que quand on a jamais vu ça, on a absolument pas idée de tout ce qu’il se passe entre ces murs là.
Je veux dire, c’est sans doute incomparable avec d’autres types d’études, et pourtant se posent là aussi toutes les questions liées à l’école, les même qu’on retrouve ailleurs (des questions de travail, de rythme, de productivité…) et des questions de vie, et c’est peut-être là que cela diffère: car si la vie est partout, l’art pose et se pose la question de la vie (et de la mort), et celle de l’art et la vie comme entités inséparables.
Ce qui fait qu’il est possible de tout aborder dans ce lieu là, de façon dite comme non-dite. Le tout dans une forme, concrètement produite ou pensée; le tout dans de l’informe aussi, des choses qui sont dans l’air, des choses qui passent.
On y parle de la psychanalyse ou de la vie domestique, de philosophie ou de sexe, de l’anthropologie ou de la fonction des objets et des images, d’argent, de voyages, de mort ou d’amour.
Parfois les gens – étudiants, professeurs – en parlent, parfois les travaux font signe, induisent. Ils se font l’indice d’une sorte d’enquête infinie, à laquelle j’ai plaisir à prendre part chaque semaine, avec eux.
L’enquête serait donc collective autant que solitaire.
Que cherche-t-on à savoir, à trouver ? Les grandes questions sont les mêmes que celles que se posent le flic dans une intrigue de roman noir : Quoi / Qui / Est ce que quelqu’un est mort / Quand / Où / Comment / Avec quoi / Pendant combien de temps / Qui est-elle / Que fait-il / Que cherche-t-on à cacher / Quels indices m’a-t-on laissés, volontairement ou involontairement, et les indices de quoi ?… Et bien sûr : quel est le mobile, le fameux pourquoi après lequel on court.
Il y a le pourquoi des choses et des gens, mais il y a le pourquoi de l’art, le pourquoi l’art, qui se pose et se repose jour après jour dans ce laboratoire étrange qu’est l’école d’art. Sans doute plus que dans un musée, un lieu d’expo ou un atelier, car ici un collectif composé de jeunes et de moins jeunes se pose la question d’un enseignement et d’un apprentissage, d’une transmission, en échangeant autour de la pratique de l’art. Avec tous les aléas, conflits et résistances, réussites et échecs que cela suppose.
(Il y a beaucoup de “pose”, de “repose”, de “suppose” dans cette
lettre).
Reste que dans les enquêtes de roman noir,
les témoins font des dépositions.
J’espérais finir sur un bon mot, je vous prie de me pardonner..

A très bientôt.

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Lettre 6, collectionneur à artiste
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Mercredi, au petit matin,

Cher ami,

Dans ma dernière lettre je vous parlais de collection, et dans la vôtre vous me parlez de collectif (puisque que vous faites quelques jeux de mots, je me prends au jeu avec vous).
Cela aussi c’est une des questions de l’art et du collectionneur (et pas que). Quelque chose que l’on fait seul ou à plusieurs ?…
Je laisse à dessein cette question en suspens.
Ce qui (se) pose, (se) repose, ce qui (se) suppose, (se) dépose. J’ajouterais ce qui (se) superpose. Ce qui (s’) entrepose. Ce qui (se) dispose. Ce qui (se) propose. Encore d’autres questions de l’art. Et pas que. La langue française est tout de même une belle chose.
(...)
Plus sérieusement, en vous lisant j’ai eu une autre envie de roman ou de film noir, celle de voir ce que vous décrivez, d’assister à ce qui se trame en regardant à travers le trou de la serrure. J’ai une envie de “Fenêtre sur cour”, en pouvant tout voir et tout entendre, une fenêtre sur la cour de votre école.
Cela redéfinit la question du pourquoi de l’art, d’une part pour vous autres artistes, mais également pour un collectionneur, la question de l’espace privé et de l’espace public. G. parle de ça dans un entretien, en rappelant qu’en Chine à des époques très reculées, quand on possédait la peinture ou le dessin d’un grand maître, on ne la/le montrait que quelques fois dans sa vie, à un cercle très restreint d’amis et d’amateurs. Le peintre compare cela à la foule qui se rue dans les grandes rétrospectives actuelles, ce qui le dégoûte.. Quel paradoxe, pourtant,un collectionneur peut comprendre ça. Tel autre artiste sera dégoûté par l’idée d’une oeuvre cachée et réservée à une sorte d’élite (j’ai entendu un jeune artiste dire que les objets d’art ont tendance à mourir à l’épreuve du musée ou du white cube), celui-là fantasme sans doute sur un espace public où les oeuvres et les paroles s’échangent telles des flux continus.

Et pourtant le collectionneur achète, courant les expositions, les foires, les ateliers, à la recherche de l’oeuvre. Et pourtant l’artiste travaille, montre, défend, vend, adore ou déteste parler de son travail, autant de positions possibles et probables, que vous rencontrez, émergentes, à l’école.
Et pourtant, comme je le concluais déjà précédemment, cela nous échappe, et ce qui échappe est peut-être cette chose dont vous parlez, cette activité de l’art et de la vie, qui transparaît dans les oeuvres certes, mais je dis bien qui transparaît, elle n’est pas là; car vivre, si tant est que ce vivre puisse se représenter, se mettre en scène, se raconter… si l’art raconte cela c’est en sachant bien que vivre c’est autre chose, et qu’on ne présente que les restes.
Ce qui n’empêche pas que cela soit très beau ou très juste.

A très bientôt.
Je suis heureux de vous lire à nouveau.

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Lettre 7, artiste à collectionneur

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4h du matin (ma lettre s’en ressent peut-être)

Cher ami,

Les derniers mots de votre lettre m’ont frappés car ils correspondaient en quelque sorte à mon humeur, ou devrais-je dire, à mon état ce jour-là. Et je devrais dire, ces jours-ci, car cela continue.
J’avais commencé ma lettre en vous parlant de “la vie, la vie tout court” et de sa formidable emprise, et vous terminez la vôtre par ce vivre qui nous échappe constamment.
Depuis, cela va et vient dans ma tête, comme une petite musique de nuit, la folle du logis est en marche (surtout, cher ami, n’y voyez là aucun reproche, la folle du logis me laisse peu de répit quant à ces questions, quoique vous écriviez).
La folle du logis, elle accélère.
Car il s’agit d’un sentiment d’accélération. Là où cela devient intéressant, c’est que je crois savoir que des philosophes actuels (ou sociologues, chercheurs en sciences sociales, et scientifiques) travaillent sur ces questions, sur l’idée que c’est une des expériences majeures de notre modernité, du monde et du rythme de vie contemporains.
Le temps semble s’accélérer, parallèlement à l’accélération technique des choses, à l’accélération capitaliste et à une certaine dissolution (des biens, des flux, de l’argent) qui va de paire avec celle des idéologies et des identités, etc. etc. etc.
Il est pour moi assez fou de me dire qu’il ne s’agit en aucun cas de concepts abstraits mais de quelque chose que je ressens tous les jours, ce qui fait que j’en viens à penser que ma pratique de l’art devient une tentative – et à vrai dire une sorte d’entreprise de titan – pour.. ralentir.
Je me demande de fait si ça a toujours été ça pour moi, mais aussi pour les autres - ou pas du tout. Je me demande si les artistes ont toujours été ces espèces de dingues qui cherchent à créer du ralenti ou un arrêt sur image, par cette sorte d’esprit maso qui leur est familier – celui de la truite qui nage à contre courant, vous voyez, ou si c’est bel et bien propre à notre époque qui va résolument trop vite par rapport à d’autres …
Cela semble être une considération d’ordre générale, et pourtant le philosophe (H.R) parle bien d’une expérience de “stress et de manque de temps”, c’est quelque chose qui semble bien réel dans le quotidien de la plupart des gens. Je pourrais croire que c’est lié à l’âge, mais cette impression d’un temps qui me file entre les doigts, je l’ai eue très tôt. Le stress, lui, augmente peut-être avec l’âge, ou allez savoir, à certaines périodes.

Reste qu’il est difficile de se tenir, à une chose, de s’y tenir, de tenir là droit sur ses pieds, en contact avec un sol stable, de façon ancrée, en sachant bien que sans cette ancre là et sans prendre le temps, on ne pourra pas résoudre certaines choses.

“Prendre” le temps c’est une expression très usitée, de nos jours. Mais il n’y a rien à prendre. Juste pouvoir attendre, juste pouvoir se permettre d’attendre, de rester là, à regarder, à regarder ce qui arrive.

Votre ami, perplexe.

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Lettre 8, collectionneur à artiste
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Vendredi matin, vers 9h

Mon très cher et très perplexe ami,

Il est toujours bizarre de vous dire que j’ai grand plaisir à vous lire, en buvant mon café, alors même que vous me confiez la réalité de ce qui vous angoisse. Et pourtant.
Je ne peux m’empêcher d’aimer ces images que vous créez – comme tous les grands angoissés vous instillez une image drôlatique au beau milieu d’un sentiment poisseux d’inquiétude. Oui je n’y peux rien votre (auto)portrait de l’artiste en truite dingue nageant à contre courant, cela me ravit, et vous le savez. Vous savez bien à qui vous adressez votre missive. Vous connaissez en plus ma passion pour la pêche.

Ce temps d’arrêt dont vous parlez, un temps pour attendre, un temps pour regarder.
Cela me fait penser aux phrases fabuleuses du roman de J. dont nous avons longuement parlé l’autre soir :
“Inéluctable modalité du visible: tout au moins cela, sinon plus, qui est pensé à travers mes yeux (…) Fermons les yeux pour voir”.

Ce qui me rassure dans votre lettre, c’est justement ce besoin que vous avez de vous arrêter pour voir; certes la folie de notre époque exacerbe sans doute les choses, mais j’ose espérer avec vous que ce problème de vision a toujours concerné les artistes.
Ce qui me rassure aussi, c’est que la philosophie peut parfois correspondre aux expériences vécues, et cela est heureux, car cela signifie que certaines personnes continuent de PENSER ce réel qui nous échappe.
Ce qui me rassure encore, c’est que vos inquiétudes ne vous empêchent pas de travailler – elles semblent plutôt vous maintenir en état de veille si j’en juge par l’avancée des pièces que vous m’avez montrées l’autre jour.

Je suis donc votre conseil: j’attends de voir ce qui arrive.
Je regarde à l’instant la petite peinture accrochée dans mon bureau (celle du grand peintre italien), les couleurs des objets sont très pâles, comme passées, pourtant elles étaient comme ça dès le départ.
Plus je regarde, plus elles vibrent. Tout devient d’une intensité et d’une densité incroyables.
J. a raison, les yeux fermés, tout s’est imprimé.

C’est ce que j’aime aussi dans votre travail et dans les oeuvres dont nous parlons ensemble. Leur discrétion révèle petit à petit cette densité, longtemps après qu’on les ai aperçues puis regardées. Une énergie vitale en souterrain, qui n’a pas l’air d’être là et qui s’insinue peu à peu. Avec calme.

En vous souhaitant quelque peu apaisé, autant que ces impressions que vous savez produire,

A bientôt

Votre ami, à vrai dire…
enchanté.

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Lettre 9, artiste à collectionneur
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23h, ce dimanche

Cher ami,

Je vous remercie pour votre lettre, et je suis heureux que mes inquiétudes aient l’air de vous rassurer, et je sais combien cela doit vous amuser.
Je sais bien que vous vous dites “rassuré” pour vous montrer “rassurant”, et votre bienveillance m’enchante. Nos deux esprits inquiets savent de toute façon se comprendre, et nous savons intervertir les rôles.
C’est drôle – pour moi aussi – de penser que cette inquiétude ne se retrouve pas tant dans le travail; cela revient à notre problème de l’art et la vie confondus (ou pas), comme quoi ce n’est pas exactement la même chose qui est entrain de se produire là, dans la peinture de votre bureau, ou dans les pièces que je vous ai montrées, et dans mon esprit habité par ma folle du logis… Mais passons. Je l’ai mise en veilleuse.

Voyez-vous, il n’est pas aisé de savoir à quel moment débrancher. Débrancher la prise du courant articulé, celle de l’analyse, du discours ou des mots. Je parlais de sensations (d’accélération) puis j’en venais à des philosophes d’aujourd’hui qui mettent des mots sur cela, qui fabriquent des concepts avec des sensations, et j’essayais ensuite de penser à ce que cela produisait dans un travail.
Et vous dites : du calme. Cela produit du calme. (En plus de “Hé du calme, mon ami la truite”).
C’est génial, non ?

Et me voilà comme vous, ravi, tel un nouveau-né qui aurait découvert dans le même temps qu’il flotte et que cela ne lui fait pas si peur (j’imagine, bien sur).

Et quant à délaisser le terrain des mots pour celui du sensible, et quant à un sensible traduisible dans une forme inarticulée, autre que celle des mots, les vagissements pré-langage ne sont pas loin, et après cette tempête, le calme.

Merci, car le nouveau-né fait pour une fois ses nuits et se couche tôt.
Il s’agit d’une bonne fatigue aujourd’hui, et c’est avec bonheur que je vais fermer mes yeux pour voir, cette nuit.

A plus tard.

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Lettre 10, collectionneur à artiste
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Dans la matinée, jeudi,

(Mon cher)

Mais bon sang vous parlez à la figure maternelle qui est en moi ! Ou peut-être, pour rester à ma place, au fond vous parlez au fils que je suis aussi. Mais oui, vous pouvez rire, votre lettre m’a fait penser à ma mère, allez savoir. Cessez donc de vous metre en scène ainsi (en truite ou en nouveau-né), vous me ramenez à diverses obsessions, la famille comme la pêche de rivière.

De là, je ne sais pourquoi, je pense à ce film que j’ai vu récemment dans une exposition, où un petit garçon abat d’un coup de fusil un pigeon, dans une église. Peut-être est-ce le petit garçon qui me fait glisser ainsi. Dans une église.
Et je pense alors – en vous écrivant – qu’hier soir c’était un film sur la reine d’Angleterre (!), revu mais que j’avais vu au cinéma, il met en scène une “rencontre” entre la reine et un cerf, à 2 moments, dans les bois (de son château), puis, parce que l’animal a été tué par les chasseurs, dans le lieu où on a pendu l’animal mort, par les pattes, pour qu’il se vide de son sang. Une autre fois, j’ai vu les rush d’un film à venir, d’une artiste qui était allée filmer une oie également pendue la tête en bas, parce qu’elle avait vu ça chez des chasseurs, mais elle était allée placer elle-même
l’animal pour le filmer, à un certain endroit.
Quant aux divers animaux, volailles, gibiers et autre lapins, écorchés ou non, ou sortant d’un chapeau, des artistes chers à notre histoire de l’art, on pourrait simplement parler de “motif récurrent”. Bien que cela n’ait rien du motif, encore une fois, vous aviez raison de dire qu’une expression consacrée ne dit pas exactement de quoi il s’agit.

Le même calme et le même silence étaient produits ou peut-être recherchés, après un coup de fusil, qu’il soit dit / montré / ou induit. La même envie de ralenti, d’arrêt, de temps de regard, peut-être juste avant que quelque chose bascule dans (le) rien.
Quand (encore une expression consacrée) “le corps est encore chaud”.
Je vous l’avait dit, aujourd’hui j’ai pensé à ma mère.
Mais cela m’a fait plaisir, et cela aurait été avec ou sans vous, donc ne vous en inquiétez pas, et sans doute aussi sans les lapins, les cerfs, et les oies.

Bien à vous, ami veilleur.

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Lettre 11, artiste à collectionneur
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(Dans la nuit)

Je veille, alors, cher ami.

J’aime bien les églises. Je n’y comprends rien, mais je les aime bien. J’ai toujours rêvé de faire un film dans une église, mais (et c’est tant mieux) pas avec un petit garçon qui abat des pigeons, d’ailleurs c’est bizarre j’y vois plutôt des femmes quand j’y pense. Pas forcément dans le film, mais quand je pense aux églises. Allez savoir pourquoi. Et le personnage serait plutôt l’église, en fait. Il n y aurait au fond pas de personnage. Il y aurait un lieu, surtout. Et des cierges, le plastique rouge des bougies qui devient lumière rougeoyante. Et à d’autres endroits, les rayons du soleil, et la poussière visible à travers cette lumière du soleil. Et les chaises en bois. Et les couleurs des pierres. Et la façon dont la matière de ces pierres ou de ce bois a changé, à travers le temps.
Toutes ces choses, et d’autres sensations, je les ai eues, et vues, à plusieurs reprises, et je m’en souviens précisément parfois, confusément pour d’autres. Précisément, un jour, dans l’Eglise Saint-Sulpice à Paris. Confusément, un tas d’églises en Italie bien sur, mais aussi d’autres, si petites et si calmes, dans divers villages isolés en France ou ailleurs.

Mais serait-ce aussi beau et aussi juste que là, aujourd’hui où je vous l’écris ?
Moi qui parlais de l’autre forme, en dehors des mots… Cela dépend, me voilà pris.
Quand j’y pensais, dans l’église, dans ces églises, j’avais certaines images dans la tête, que j’arrive peut-être à évoquer pour vous ici en quelques mots. Mais quant à faire un film, c’est autre chose, n’est-ce-pas ?
Mais c’est après ça que l’on court depuis le début alors je ne vais pas m’en plaindre.
Ces idées ou images n’existent pas dans les limbes, ni dans une intention, elles existeront pour de bon dans une forme, écrite ou filmée; et elles existeront alors autrement, et pour d’autres.

Pour le moment, je ne peux que penser à elles, et assez égoïstement j’avoue, vous faire part de ma rêverie – à laquelle vous faites toujours bon accueil, je vous en suis très reconnaissant.

A bientôt

Votre ami.

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Lettre 12, collectionneur à artiste
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11h30

Mon cher

C’est avec une autre énergie que je vous écris ce matin, je me suis départi d’une certaine mélancolie, peut-être sensible dans ma lettre précédente. Autour de moi la lumière est différente, en cette fin de matinée un franc soleil entre à nouveau dans mon bureau; il se montre si rarement depuis quelques temps, mon état s’en ressent peut-être, au moment où j’écris, et même dans les images que j’évoquais pour vous, comme par hasard je les voyais toutes dans une lumière d’hiver et par une température froide, tiens comme c’est étrange. Ceci dit, avec vos églises italiennes vous me rameniez déjà ailleurs. A l’image des bougies dans la pénombre vous ajoutez celle du soleil dans une église, et il y a alors comme une modification. Je pense aussi, alors, à tant de peintures, et à tant de lumières différentes dans ces peintures.
Mais je laisse cela. Dans nos églises italiennes ou dans nos limbes. Et dans celles de notre histoire de l’art, ou alors pour en venir à une époque plus récente.

Je retiens autre chose, c’est cette phrase où vous vous demandez si vous faisiez un film, si cela serait aussi beau. N’y pensez pas trop, et si vous le souhaitez, faites. Car je repense à mon soleil, et à ce que disait B.N. de la beauté, en art, et du soleil (couchant,cette fois). Pour lui, la “beauté” ne peut être, à aucun moment, quelque chose qui le fait travailler, ce qui aurait sans doute de quoi surprendre un public amateur, et même plus averti. Mais il l’explique très bien, et dans le contexte particulier de son époque, et dans celui tout aussi singulier de son travail. Il explique en quoi l’art doit être un coup derrière la tête et en quoi un beau coucher de soleil ne le fera jamais se mettre au travail. Et pourtant, pour ce qui est des conditions du travail - moi dans mon bureau et ce soleil qui me chauffe la tête, et vous qui pensez à des images d’églises ensoleillées et qui pour autant m’écrivez la nuit - il y a bien là quelque chose, une situation, des situations, un ou des états, et de la beauté. Comme il peut y avoir beaucoup de beauté dans ces pièces qui ne la recherchent pas, et c’est peut-être cela qu’il voulait faire comprendre, dans une belle tentative pédagogique.

Cette idée que ces choses ne sont pas là où on les attend. Et que ce qui fait travailler les artistes – ou certains types d’artistes - n’est pas non plus ce qu’on imagine. Cela fait longtemps que les artistes le savent, mais les autres, le savent-ils ? Et vos étudiants ? Et ceux que vous croisez ailleurs et partout, dans votre quotidien, ceux qui vous posent – ou pas – des questions, ceux avec qui vous parlez de ce que vous faîtes ?

Je suis très curieux de vous lire là dessus, et d’en reparler bientôt.
Bien à vous.

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Lettre 13, artiste à collectionneur
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(Au beau milieu de la nuit)

Ça alors, je me demandais quand nous en viendrions à ces questions, sur les perceptions que le monde a de nous-autres, puisque nous parlions le plus souvent de celles que nous pouvons avoir de lui. Quoique nous parlions peut-être plus des choses que des gens, peut-être à tort.

Oui, il y a un travail à faire, encore et toujours, sur cela.
Partant de cette idée que l’on peut penser une situation ou un statut (social) même quand on en est pas le représentant ou l’acteur.

Je suis constamment frappé d’entendre les questions des gens, parfois si naïves ou désuètes (voir pires au moment même où elles se pensent bienveillantes) quant au rôle de l’art et des artistes dans leur société; et c’est parfois comme si, n’étant pas partie prenante de cette activité de l’art (bien qu’ils soient pour la plupart des consommateurs culturels), comme s’ils n’étaient pas non plus partie prenante de leur société, du type de société qu’ils veulent et comment eux-mêmes veulent bien y inclure – ou pas – les questions artistiques.
Je ne m’arrêterais pas trop longtemps sur ceux qui font simplement le rejet de la possibilité sociale de l’artiste, qui le traitent comme une espèce à part et en marge (au même titre que d’autres) en choisissant le terme d’“assisté”, je leur laisse donc, puisque d’une part c’est le terme à la mode, et puisque d’autre part oui, l’art demande et requiert une forme “d’assistance” de la part de la société, on peut difficilement le nier, si scandaleuse puisse être cette idée pour certains… L’assistance existe (avant l’assistanat) et elle suppose d’abord l’écoute (dans une conférence, vous parlez à une assistance, sans vouloir jouer sur les mots).

Si l’on veut, dans une société, dégager du temps et de l’espace pour que certains pensent cette société et cette étrange activité créative qui existe depuis la nuit des temps à côté de celles de la chasse et de la cueillette de nos débuts, et bien il faut savoir s’en donner les moyens ou créer des modalités, comme dirait l’autre.
Ensuite, l’on peut discuter de ces modalités, on recommence cela sans arrêt, depuis les grecs anciens ou les égyptiens, en passant par votre artiste des années… et son coup de batte derrière la nuque, et jusqu’à ces étranges retours de l’art du siècle précédent que nous constatons avec mes collègues à l’école dans le travail de très jeunes gens. Encore et toujours des histoires de survivances, donc.
Comme d’habitude, cela demande un peu voir beaucoup de curiosité au départ, chez les acteurs comme chez les spectateurs. Une forme de connaissance, aussi. Au même titre que la politique, l’économie ou la religion, aux gens de voir quelle part ils veulent faire à la question artistique. Il serait bon de se rendre compte en quoi aller ou pas vers ces différents champs de connaissance est en soi une question politique.
Me voilà donc d’humeur politique, puisqu’au fond vous me le demandez, d’humeur un peu rageuse aussi, je l’avoue. Mais ma foi, c’est avec beaucoup d’enthousiasme.

Je souhaite d’ailleurs à tous les collectionneurs d’être dans les même dispositions que moi. Et à vous surtout.

Je vois d’ici votre sourire.